Nutrition
Publié le 28 fév 2011Lecture 11 min
La saga alimentaire - De Lucy à Mac Do (1re partie)
L. MONNIER, C. COLETTE, Institut universitaire de recherche clinique, Montpellier
Les aliments sont sources de vie ; ils fournissent de l’énergie. Cette découverte fondamentale, qui semble aujourd’hui relever de l’évidence la plus élémentaire, n’est pourtant que très récente à l’échelle de l’humanité.
Ce n’est qu’à la fin du xviiie siècle que deux savants français, Antoine Lavoisier, le chimiste, et François Magendie, le physiologiste, découvrirent, avec des outils technologiques rudimentaires, que l’énergie utilisée par les êtres vivants provenait des phénomènes respiratoires, c’est-à-dire de la combustion, en présence de l’oxygène de l’air, de certains substrats chimiques désignés sous le terme de nutriments.
Ainsi naquit la nutrition il y a un peu plus de 200 ans (figure).
Science jeune et balbutiante, la nutrition se limitait à cette époque à l’étude de la combustion de substrats nutritionnels : glucides, lipides et protéines. Ainsi, ces substances, considérées comme les constituants élémentaires de la matière alimentaire que nous consommons tous les jours, sont avec l’oxygène et l’eau les « ingrédients » indispensables à la vie. Manger est devenu une activité machinale dans nos sociétés dites « développées ».
La nutrition au cœur de l’histoire des maladies et des sociétés
Assurer l’apport nutritionnel quotidien est pourtant l’un des problèmes qui a continué à préoccuper les populations européennes et nord-américaines pendant une grande partie du XIXe siècle (figure). Les maladies nutritionnelles (crétinisme nutritionnel… comme disaient les scientifiques de l’époque) ont marqué notre proche passé.
Au début du xxe siècle, les nutritionnistes étaient surtout préoccupés par les maladies carentielles : béribéri, rachitisme, xérophtalmie, pellagre et bien d’autres (figure).
Figure. Représentation schématique de la chronologie de la saga nutritionnelle depuis les débuts de la nutrition marqués par la découverte des phénomènes de combustion chimique et physiologique par Lavoisier et Magendie.
Toutes ces affections liées à des carences vitaminiques (vitamine B1 pour le béribéri, vitamine D pour le rachitisme, vitamine A pour la xérophtalmie caractérisée par une sécheresse et une dégénérescence de la cornée, vitamine PP ou niacine pour la pellagre) semblent appartenir à un passé médical poussiéreux(1). Ce n’est pourtant qu’après la fin de la 2e Guerre mondiale que ces pathologies ont totalement disparu des pays occidentaux, bien que certaines populations à risque puissent être touchées. En tant qu’Européens, ne perdons pas de vue que nous appartenons à des populations privilégiées et que près d’un milliard d’individus souffrent sur notre terre d’une malnutrition plus ou moins sévère qui s’accompagne de son inévitable cortège de maladies avec mortalité infantile et raccourcissement de l’espérance de vie.
Depuis la fin de la 2e Guerre mondiale, le principal souci des nutritionnistes dans les pays occidentaux n’est plus de combattre les carences mais de lutter contre la « surnutrition »… (figure).
L’excès en glucides, en graisses, en calories, en tout… menace les sociétés « développées ». Les États-Unis sont la première victime mais les autres pays suivent ou vont suivre. À ce jour, 25 % des Américains d’âge adulte sont obèses, deux tiers sont soit obèses, soit en surcharge pondérale. Si rien ne se passe, la moitié des adultes qui séjournent aux États-Unis seront obèses en 2025.
Le sujet en poids normal sera-t-il devenu une exception que l’on décrira dans les livres en parlant d’un passé révolu ? Ainsi, l’aliment « source de vie » est-il progressivement en train de se transformer en agresseur environnemental de l’homme. Cause de méfait, responsable de la régression de notre espérance de vie qui a atteint à ce jour des niveaux inégalés, les aliments deviendraient-ils nos pires ennemis après avoir été à l’origine de notre bien-être et de notre santé ? Cette crainte existe et, pour l’exorciser, l’homme accuse pêle-mêle et sans discernement l’industrie agroalimentaire, la grande distribution, les fast-food, les organismes génétiquement modifiés (OGM), les engrais, les pesticides, les nitrates(2-5)…. Un semblant de cohérence cherche à se mettre en place. Les scientifiques spécialisés en nutrition tentent d’établir des recommandations nutritionnelles mais, le plus souvent, ces règles sont irréalistes, illisibles et mal adaptées aux réalités de la vie (figure)(6).
À titre d’exemple, comment le consommateur est-il capable de savoir à quoi correspond une ration alimentaire quotidienne contenant moins de 10 % de calories sous forme d’acides gras saturés et moins de 300 mg de cholestérol(6) ? C’est pourtant ce qui est énoncé par des experts reconnus dans les recommandations nutritionnelles destinées à la prévention des maladies cardiovasculaires dans la population générale. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le consommateur se perde dans le labyrinthe des messages multiples et souvent contradictoires qui lui sont « assénés » par les nutritionnistes, les médecins, les médias, la publicité, l’industrie agroalimentaire. La réponse du consommateur devient souvent irrationnelle, expliquant le succès de pratiques alimentaires plus ou moins farfelues car fondées uniquement sur des croyances ou sur du mysticisme. La foi dans les gourous remplace la raison. Les graisses seraient des ennemis qu’il conviendrait d’éviter. Les aliments naturels du terroir seraient meilleurs que les aliments dits « industriels ». Les aliments d’origine végétale seraient parés de toutes les vertus alors que les produits alimentaires d’origine animale seraient le mal à combattre ! Telle huile végétale, parce qu’elle contiendrait un acide gras rare, absent dans les autres huiles, deviendrait une huile médicinale ! à titre d’exemple, l’huile de bourrache et l’huile d’onagre (huile issue d’une plante et non de l’âne sauvage du même nom) seraient-elles meilleures que les autres huiles végétales parce qu’elles contiennent un acide gras rare (l’acide gamma linolénique) qui normalement n’est pas synthétisé par les autres végétaux ? Rien n’est moins sûr ! Et personne ne peut, à ce jour, fournir une réponse. Le problème est-il important ? La réponse est sûrement « non ». Le danger serait d’ailleurs de transformer les aliments en médicaments et de vouloir à tout prix normaliser, rationaliser, voire médicaliser l’alimentation humaine.
À cet égard, l’attente des consommateurs est sûrement excessive par rapport aux compétences des professionnels de santé, dont la tâche principale est de soigner les patients. Lorsqu’un malade est atteint d’une affection pathologique pour laquelle une intervention nutritionnelle a de fortes chances de s’avérer efficace, le rôle du médecin et des diététiciens devient utile, voire indispensable. En outre, les professionnels de santé devraient être concernés par la prévention nutritionnelle. Dans cette tâche, ils devraient être épaulés par les responsables politiques, les institutionnels publics ou privés. Seule une action concertée de tous ces acteurs pourrait aboutir. La prescription diététique est, au même titre que celle des médicaments, un véritable acte thérapeutique.
L’histoire de l’alimentation de la préhistoire à nos jours : une révolution non-stop
Reconstituer l’histoire de l’alimentation des hommes n’est pas une mince affaire ! Courir après sa nourriture en chassant, en pêchant, en cueillant et manger des aliments crus n’ayant subi aucune préparation a constitué le quotidien des premiers hommes. C’est ce que faisait Lucy notre première et lointaine ancêtre qui vivait il y a 3 millions d’années en Afrique orientale dans la vallée du Rift. Sa vie, ou plutôt sa survie, était déjà conditionnée par son alimentation, c’est-à-dire par une quête de nourriture, rencontrée au hasard de ses pérégrinations dans la savane africaine. La cueillette de quelques baies, racines ou feuilles, et peut-être le dépeçage de quelques animaux venant de mourir ou chassés avec des outils rudimentaires, constituaient probablement son ordinaire alimentaire, l’aléa étant la règle et la régularité l’exception.
Cuisiner, produire, transformer et conserver les aliments
Ultérieurement et par étapes successives, nos ancêtres ont réussi à cuisiner, à produire, à transformer et à conserver leurs aliments. La maîtrise du feu a été la première étape. Il y a environ 400 000 ans, elle a permis aux hommes, en particulier à celui de Tautavel dans la grotte de l’Arago (à quelques km de Perpignan) de passer de l’aliment cru à l’aliment cuit. C’est à partir de cette période que l’on a commencé à « cuisiner » et à pouvoir consommer des denrées jusque-là rapidement périssables ou inconsommables. La cuisson est le premier procédé de conservation connu. Il ne faut pas oublier que, de nos jours, le chauffage des aliments reste un moyen de protection contre la prolifération microbienne.
Cuire puis conserver
La pasteurisation et la stérilisation, technologies modernes de conservation des aliments auxquelles sont associés les noms prestigieux de Louis Pasteur et de Nicolas Appert, sont le prolongement de la cuisson que pratiquaient nos ancêtres les plus lointains, autour d’un feu de bois. Il convient de noter que l’alimentation de l’homme a très peu évolué entre l’homme de Tautavel et ses successeurs. Les hommes préhistoriques de Cro-Magnon qui vivaient en Europe 35 000 à 10 000 ans avant notre ère, ne faisaient guère mieux que ceux qui les avaient précédés dans la longue histoire de l’humanité. Toutefois comme eux, ils étaient des omnivores, qui consommaient à la fois des aliments d’origine végétale et animale pratiquement bruts et n’ayant subi que des transformations sommaires.
Une alimentation basée sur la chasse
L’omnivorisme précoce est attesté par les fouilles effectuées dans les sites paléolithiques. Les armes retrouvées (pointes de sagaies, de harpon, aiguilles et bâtons percés) prouvent bien que les hommes du paléolithique étaient des chasseurs et des pêcheurs. La présence dans les gisements préhistoriques d’ossements d’animaux partiellement carbonisés, indique clairement que l’homme de Cro-Magnon maîtrisait le feu et consommait de la chair cuite. Loin d’être inconnue par nos ancêtres, la grillade au feu de bois semblait bien au contraire une pratique courante à condition que la chasse ait été fructueuse. Les sources végétales étaient nombreuses, mais constituées par des plantes sauvages (châtaignes, champignons, baies) cueillies au gré du climat et des saisons. L’équilibre entre aliments d’origine végétale et d’origine animale restait donc précaire et inconstant. De manière assez surprenante, la répartition entre les trois grandes variétés de nutriments était donc relativement correcte : 35 % de calories sous forme de protéines, 45 % sous forme de glucides et 20 % sous forme de lipides(7).
De la chasse à l’agriculture
De nos jours, les recommandations théoriques préconisent une répartition qui, sans être identique, n’est pas aux antipodes de celle de nos ancêtres : 15 % des calories sous forme de protéines, 50 % sous forme de glucides et 35 % sous forme de lipides(1,5,6). L’homme de Cro-Magnon avait donc une alimentation riche en protéines et relativement pauvre en graisses. La consommation de gibier, quand il était abondant, explique la forte proportion de protéines. Par contre, à cette époque, les corps gras étaient totalement inconnus. Le préalable à toute production de corps gras (huile végétale ou corps gras solides dérivés des produits laitiers) a été la conséquence des cultures contrôlées, c’est-à-dire de l’agriculture, et de l’élevage des animaux domestiques. Les huiles végétales furent extraites des graines fournies par les céréales qu’il a fallu d’abord cultiver avant de s’apercevoir après quelques millénaires qu’elles pouvaient fournir des huiles. La production de beurre s’est installée lentement, quand on a su élever et traire les animaux pour leur soustraire du lait.
C’est avec le Néolithique, 10 000 ans avant notre ère, c’est-à-dire avec la 2e grande révolution alimentaire, que commence l’histoire du lait et de ses dérivés. C’est pendant cette période que les cueilleurs du Paléolithique se transforment en agriculteurs qui maîtrisent la culture des plantes et que les chasseurs préhistoriques se convertissent en éleveurs d’animaux domestiques(8). Cette révolution, qui débute au Proche Orient dans le « croissant fertile » c’est-à-dire dans l’ancienne Mésopotamie, va progressivement gagner l’Égypte puis l’ensemble du pourtour méditerranéen. Ce n’est donc pas par hasard si l’histoire du lait et de ses dérivés (beurre, fromage) a commencé à être décrite de manière picturale sur des fresques égyptiennes datant de 4 000 ans avant Jésus-Christ et trouvées sur le sarcophage de la reine Kawit, dans le temple de Deir-El-Bahari, situé entre Louksor et Karnak. Des fresques encore plus anciennes ont été découvertes en Mésopotamie, près du site d’Ur. En ce qui concerne les fromages, appelés « cadeaux des Dieux », on sait qu’ils étaient déjà fabriqués à partir du lait de chèvre ou de brebis, 7 000 ans av. J.-C. en Mésopotamie, dans la zone géographique située entre le Tigre et l’Euphrate et considérée comme le berceau de la civilisation(9).
Dans les récits bibliques, la légende dit que David était en train de livrer des fromages lorsqu’il a rencontré et affronté Goliath. À l’époque romaine, la fabrication du fromage était répandue dans toute l’Italie. Il est même rapporté que tout soldat romain se voyait attribuer une ration quotidienne de 27 g de fromage. Ultérieurement, les fromages furent très prisés dans les différentes cours royales ou impériales européennes. C’est ainsi que l’empereur Charlemagne se faisait livrer régulièrement du fromage de Roquefort à Aix-la-Chapelle, tandis que Talleyrand avait fait du Brie de Meaux, l’un des desserts favoris des participants au Congrès de Vienne en 1815. Ainsi, des produits alimentaires dont le seul objectif de départ était d’assurer les besoins énergétiques de base devinrent progressivement des aliments pour gourmets.
Cette évolution concernera de nombreux plats locaux qui, initialement, n’étaient destinés qu’à « remplir l’estomac » : le cassoulet, la choucroute, la paella en Espagne furent sûrement au tout début des mélanges d’aliments à visée purement nutritive. Avec le temps ils évoluèrent de plus en plus vers des compositions culinaires de repas festifs et conviviaux.
Le commerce des denrées alimentaires
Les échanges de pratiques culinaires et de produits alimentaires entre pays et cultures différents appartiennent à la troisième révolution alimentaire. Le développement du commerce maritime et terrestre a permis un brassage spectaculaire des pratiques et des espèces alimentaires. Les guerres, les conquêtes et les équipées coloniales, malgré toutes leurs conséquences néfastes, produisirent une accélération des échanges entre civilisations. Le maïs, la pomme de terre, sont au nombre des espèces végétales venues de l’extérieur et qui vinrent enrichir notre patrimoine alimentaire. La pomme de terre a été pour la première fois « domestiquée » et cultivée en Amérique du sud. Au cours des 400 dernières années, sa culture s’est répandue dans près de 140 pays. En tonnage, la pomme de terre fait partie des 10 plantes les plus récoltées dans le monde. Le maïs est actuellement la céréale la plus répandue sur le globe terrestre car elle s’adapte à la majorité des climats. Il est une source importante de protéines et de glucides pour les hommes, mais surtout pour les animaux domestiques. La graine de maïs fournit également une huile ayant des propriétés intéressantes sur le plan nutritionnel en raison de sa richesse en acides gras polyinsaturés de la série oméga 6 (acide linoléique). L’Amérique du Nord reste le principal producteur, environ 50 % de la récolte mondiale, mais le maïs sert de source d’énergie alimentaire sur tous les continents, y compris l’Afrique. La diffusion des plantes à travers le monde grâce au commerce maritime initié par Christophe Colomb s’est étalée sur la période allant du XVe au XVIIIe siècle. Ainsi, la mondialisation dont nous parlons tant de nos jours n’est pas une nouveauté puisqu’elle avait déjà commencé il y a plus de 400 ans. Les pratiques commerciales des siècles passés et les échanges d’espèces alimentaires entre continents sont à l’origine des bouleversements qui ont entrainé de multiples conséquences économiques, sociales et politiques.
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