Poids
Publié le 30 nov 2013Lecture 7 min
Prédiction du risque d’obésité : qu’en est-il des équations de risque ?
P. FROGUEL, A. BONNEFOND, UMR CNRS-Lille 2 8199, Labex EGID, Lille
Le concept de médecine prédictive est né dans les années 1980 : le prix Nobel français Jean Dausset proposait que la découverte des polymorphismes génétiques qui différencient les êtres humains puisse aussi expliquer leur vulnérabilité différente aux maladies les plus communes. C’est aussi à cette époque qu’ont commencé de grandes épidémiologiques prospectives qui cherchaient à élucider les interactions entre l’environnement et notre génome dans le développement des maladies comme le cancer ou le diabète. Il vaut mieux prévenir que guérir, dit-on.
Mais la prévention généralisée des maladies très liées au mode de vie est difficile à réaliser. On le sait bien pour l’hypertension artérielle, qui est étroitement associée, au niveau populationnel, à la consommation de sel, mais dont le contrôle (imparfait) a plus avancé grâce aux inhibiteurs de l’enzyme de conversion que par les campagnes visant à faire baisser l’usage du sel alimentaire. À défaut de prévenir au niveau sociétal, peut-on au moins identifier les personnes à risque le plus élevé de maladie de manière à leur proposer une prévention plus ciblée (et donc plus efficace), ou un diagnostic très précoce à un moment où la maladie est encore réversible ou peut être encore contrôlée de manière efficace ? Cela suppose que l’on dispose de méthodes de dépistage fiables et de remèdes efficaces, non dangereux et peu onéreux pour ces sujets « prédisposés » supposés être en phase préclinique de leur future maladie.
L’obésité, une maladie « sociétale » reposant sur des bases génétiques fortes
L’obésité, hélas, ne correspond pas vraiment à ce cas de figure. Maladie sociétale s’il en est, dont la prévalence flambe partout dans le monde depuis 40 ans, elle repose pourtant sur des bases génétiques fortes. Ainsi, les études de jumeaux et de familles ont montré une héritabilité de l’adiposité de 70 %, ce qui signifie que près des trois quarts de la variation de la masse grasse entre individus soumis à la même pression environnementale seraient expliqués par les différences d’ADN entre ces personnes.
Cela ne veut pas dire que la maladie émergente « obésité » n’a rien à voir avec notre mode de vie actuel, bien au contraire, mais que certaines personnes sont plus vulnérables que d’autres à la nutrition actuelle, à la sédentarité et aux nombreux autres facteurs qui sont en corrélation avec l’augmentation du nombre d’obèses (comme le nombre de foyers climatisés, la consommation de psychotropes ou la baisse historique de temps de sommeil).
Les théories explicatives
On a longtemps pensé que l’obésité était avant tout une maladie du stockage énergétique. D’ailleurs, une théorie très en vogue depuis les années 1960 proposait que nos ancêtres ayant survécu aux famines, nous étions inondés de gènes qui favorisaient l’épargne par rapport aux dépenses énergétiques. Hélas, l’existence du génotype d’épargne n’a jamais été confirmée. En revanche, ce que la génétique a montré, c’est que des altérations des voies impliquées dans le contrôle de l’appétit entraînent des hyperphagies gigantesques permanentes propres à rendre obèses des enfants en très bas âge.
Récemment, un physiologiste écossais, John Speakman, a proposé une théorie alternative au génotype d’épargne. Il propose d’abord que notre poids n’est pas régulé à un niveau optimal unique, mais qu’il existerait en fait deux contrôles, l’un vers le haut et l’autre vers le bas, notre corpulence oscillant normalement entre ces deux valeurs limites. La limite inférieure est évidente : en deçà d’une certaine maigreur, l’organisme ne résiste plus aux fluctuations des apports alimentaires disponibles et l’espèce ne se reproduit plus. C’est la limite supérieure qui est la plus intrigante : pour Speakman, 80 % des animaux dans la vie sauvage finissent comme aliment d’une autre espèce, et la vélocité salvatrice dépend notamment du rapport entre masse maigre et masse grasse. En d’autres termes, les animaux les plus gras sont vulnérables et donc il est important de limiter l’adiposité, même en période faste. Si un animal naît avec une mutation le rendant gros, il y a fort à parier qu’il régalera tôt ou tard son prédateur, ce qui conduira à l’extinction de la lignée mutée.
L’homme a cessé d’être la proie de prédateurs depuis longtemps et donc les mutations rendant obèses n’ont pas été éliminées. En revanche, la frugalité de la plus grande masse des êtres humains jusqu’à peu ne permettait pas à ces mutations de s’exprimer du fait d’un accès limité à l’alimentation. Tout a changé depuis peu et tous ceux qui ont hérité d’un désordre de la prise alimentaire peuvent désormais doubler leur portion alimentaire dès leur plus jeune âge.
Cette théorie de la fin des prédateurs, qui va de pair avec une accumulation progressive de mutations obésogènes, rend mieux compte d’un fait épidémiologique indiscutable : pourquoi ne sommes-nous pas tous obèses ?
Même au Texas, un tiers des habitants ne sont pas gros et, en France, l’obésité – notamment de l’enfant – semble avoir atteint un seuil maximal épidémiologique. Si nous avions tous hérité d’un génotype d’épargne, nous devrions tous, au contraire, être gros, ce qui n’est pas le cas.
L’obésité résulterait donc d’une interaction complexe entre nos gènes ancestraux, dont certains ont muté de manière aléatoire, et des facteurs environnementaux multiples et, malgré les apparences, encore mal définis.
Cela a comme conséquence la quasi-impossibilité de mettre en place des politiques efficaces de santé publique. Ainsi, par exemple, taxer le sucre ou le gras frappe avant tout les victimes principales de l’obésité, c’est-à-dire les jeunes à niveau socioculturel bas. La prévention de l’obésité est donc particulièrement difficile au niveau d’une population entière. Qu’en est-il de groupes ciblés ?
L’obésité est d’abord une condition familiale
Un enfant dont les deux parents sont obèses a 80 % de risque de le devenir. Cela ne signifie pas forcément que cette famille transmet des gènes puissants d’obésité, mais que tout concourt dans la vie de cette famille au déséquilibre énergétique. Les familles de ce genre, souvent socialement défavorisées, devraient être les premières cibles d’un dépistage et d’une prévention ciblée de l’obésité.
À cet égard, une étude récente produite par mon laboratoire (A. Morandi et al., PLoS One 2012) a fait le tour du monde médiatique : nous avons montré que l’on peut prédire le développement de l’obésité de l’enfant dès la naissance, en utilisant des données sociales et anthropométriques d’une trivialité désarmante. En fait, notre objectif initial était d’évaluer à la naissance la valeur prédictive des polymorphismes génétiques fréquents identifiés depuis 2007 par les études d’association pangénomiques du risque d’obésité. Le résultat fut pour le moins décevant : seulement 1 % des nouveau-nés bénéficiaient des ces coûteux marqueurs dans la prédiction de leur risque de développement ultérieur d’obésité. En réalité, on pouvait très bien identifier dès leur naissance 80 % des futurs enfants obèses, en utilisant simplement le poids de naissance, le poids de la mère, le nombre d’enfants de la fratrie et le niveau socioprofessionnel de la mère. L’étude a été réalisée initialement dans une cohorte d’enfants du nord de la Finlande nés en 1986 et suivis prospectivement, puis confirmée dans deux autres cohortes, l’une italienne et l’autre américaine. En réalité, il n’existe pas d’équation de risque universelle. Chaque population a ses caractéristiques propres qui modifient la liste des facteurs de risque d’obésité de l’enfant. Par exemple, aux États-Unis, les minorités ethniques (absentes du nord de la Finlande) ont le risque le plus important. C’est pourquoi on peut être très confiant dans l’efficacité d’équations de risque sociologiques et cliniques, si elles sont établies à partir d’études nationales générationnelles. On ne peut que regretter le grand retard français en la matière.
Alors, comment prédire l’obésité de l’enfant en 2013 ?
Environ 5 % des obésités de l’enfant sont dues à des maladies monogéniques, dont la plus fréquente est l’inactivation du récepteur MC4R qui médie l’effet de la leptine sur l’appétit. Ces cas d’obésité ne se rencontrent en général pas dans des familles où tout le monde est en surpoids. C’est donc avant tout devant un enfant très obèse très tôt et hyperphagique dans une famille sans antécédents majeurs d’obésité qu’il faut suspecter une obésité monogénique. Grâce au séquençage du génome de nouvelle génération, on peut désormais cribler la grosse vingtaine de gènes d’obésité connus à ce jour en un seul test, et ce, pour un coût désormais raisonnable. Compte tenu du risque majeur d’obésité morbide de ces enfants, une prise en charge très précoce et spécialisée est nécessaire, ce qui justifie l’analyse génétique « de routine » qui est possible dans notre laboratoire lillois.
Dans tous les autres cas, l’obésité est une condition hautement polygénique et familiale au sens large, c’est-à-dire avec partage de gènes mais aussi d’un mode de vie obésogène. Jusqu’à présent, la génétique, si elle a permis de progresser dans la compréhension de la physiopathologie de l’obésité commune, ne permet pas de la prédire très précocement. C’est dans ce cas que les équations de risque ont tout leur intérêt. Utilisées en PMI ou par le généraliste ou le pédiatre, elles vont repérer la plupart des futurs enfants obèses (mais aussi, il est vrai, elles désigneront des enfants qui ne le deviendront pas), chez qui il faudra concentrer les efforts de suivi, de prévention et de prise en charge précoce de l’obésité. Ce ne sont cependant pas ces équations qui prévoiront les futurs divorces, le chômage, les violences familiales et la précarité menaçante, mais elles affirment une vulnérabilité familiale intrinsèque à prendre en compte par les équipes des PMI et de travailleurs sociaux.
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