Études
Publié le 14 oct 2013Lecture 9 min
Le concept de recommandation individualisée : un oxymore ?
G. REACH, Service d’endocrinologie, diabétologie, maladies métaboliques, Hôpital Avicenne, et EA 3412, CRNH-IdF, UFR-SMBH, Université de Paris-XIII, Paris Sorbonne-Cité, Bobigny
On appelle « oxymore » une figure de style qui consiste à juxtaposer des concepts contradictoires. Récemment, on a vu apparaître en diabétologie une nouvelle forme de recommandations : elles doivent être individualisées. Ce concept de « recommandation individualisée » peut sembler être un oxymore. En effet, le but initial des recommandations de bonne pratique n’est-il pas d’homogénéiser les pratiques ? Comment le praticien, face à la singularité du patient qu’il a en face de lui, peut-il trouver dans un texte obligatoirement générique une réponse à ses interrogations ? Cette question révèle le fait que la médecine peut être considérée selon deux échelles, celle de la santé publique et celle de la médecine quotidienne, celle des cohortes de patients et celle d’une médecine de la personne.
Naissance du concept
On peut rappeler comment on est arrivé à ce concept en diabétologie : sans doute à la suite de ce qu’il est permis d’appeler « le désastre instructif de l’étude ACCORD »(1) : une intensification jusqu’au-boutiste du traitement du diabète et de l’hypertension artérielle, ne prenant pas en compte les caractéristiques de patients souvent âgés, souvent diabétiques depuis longtemps, sans doute souvent polypathologiques, avait eu pour conséquence un taux de mortalité plus élevé dans le bras intensif, obligeant à l’arrêt de l’étude.
Clairement, la définition de l’objectif aurait dû tenir compte des caractéristiques des patients. C’est ce à quoi nous invitent maintenant les nouvelles recommandations, dites « individualisées », publiées d’une part en 2012 dans le cadre d’un consensus américano-européen, d’autre part en 2013 par la Haute Autorité de santé(2,3).
Ambitions et limites de l’evidence-based medicine
C’est en 1992 que ce terme a été utilisé pour la première fois, dans un article(4) considéré comme l’aboutissement d’un mouvement de pensée amorcé 20 ans plus tôt par Cochrane, qui avait écrit : « […] le plus grand reproche que l’on puisse faire à notre profession est de ne pas avoir établi un résumé critique mis à jour régulièrement par spécialités ou sous-spécialités de l’ensemble des essais cliniques randomisés importants. » L’evidence-based medicine a donc pour ambition de faire en sorte que les médecins appliquent le meilleur traitement possible en faisant reposer leurs décisions sur les meilleures données de la science. Pour cela, des comités d’experts élaborent régulièrement des recommandations prenant en compte l’ensemble de la littérature disponible(5).
En fait, il est apparu assez rapidement qu’il y a des problèmes avec l’evidence-based medicine : dès les années 1980, des publications ont montré que les médecins ne suivaient pas toujours, loin de là, les recommandations. En 2001, Phillips a publié un article intitulé « Clinical inertia », décrivant un nouveau concept, l’inertie clinique : « […] les buts du traitement sont bien définis, des traitements efficaces sont largement disponibles, les recommandations ont été diffusées de toutes parts. Malgré ces progrès les soignants ne commencent pas ou n’intensifient pas le traitement lors de consultations où il faudrait à l’évidence le faire. Nous appelons inertie clinique tel comportement : reconnaissance du problème, pas de passage à l’acte(6). »
On a demandé à des généralistes ce qu’ils pensaient des recommandations(7) : ils disent qu’elles sont connues, mais pas utilisées, car ils les trouvent « trop rigides, trop loin des réalités ». Trop loin des réalités : en fait, trop loin de la réalité de ce patient-là !
Des populations à l’individu
En effet, il y a de nombreuses différences entre les grandes études qui sont à la base de l’evidence-based medicine et ce que l’on peut appeler la vraie vie. En particulier, dans les grandes études, il s’agit de répondre à une question, il y a des critères d’inclusion et d’exclusion des patients, on raisonne sur des cohortes de patients, on compare des groupes de patients « moyens » obtenus par randomisation. En revanche, dans la vraie vie, il n’y a pas de critères d’inclusion, le patient ne pose pas une question, les questions sont multiples, il y a plutôt une situation, un contexte, une réalité. Surtout, le médecin ne soigne pas un « patient moyen », mais un individu (figure 1).
Figure 1. L’evidence-based medicine, une synthèse entre la science et une médecine de la personne. Le chemin qui va des grands essais cliniques à l’élaboration par des experts de recommandations, et à la décision thérapeutique qui est toujours une décision concernant un individu, prenant en compte non seulement les données de la science, mais aussi les caractéristiques et les préférences du patient (figure modifiée à partir de la référence 5).
Par exemple, un tableau qui est toujours présent dans toute grande étude publiée nous montre que les deux groupes de patients « moyens » sont identiques (figure 2). Mais qu’en est-il de données plus subtiles ou plus floues, telles que le type de symptômes, l’évolutivité de la maladie, l’existence et la sévérité de comorbidités, la tolérance au traitement s’il a déjà été essayé, le profil psychologique du patient, les difficultés d’observance, les souhaits du patient, en bref toutes ces questions que le médecin se pose avant de prescrire ? Ces données n’apparaissent pas dans le tableau 1(8)
Table 1. Characteristics of the Patients at Baseline.*
Figure 2. Le tableau 1 de l’étude ACCORD (tiré de la référence 1). Les deux groupes de patients obtenus par la randomisation sont « identiques », mais seulement en moyenne, et en ce qui concerne ce qui est écrit sur ce tableau.).
Ce sont bien tous ces critères de choix de l’objectif que nous invitent à considérer les nouvelles recommandations « individualisées » (figure 3).
Figure 3. Les critères pour définir un objectif glycémique dans le consensus américano-européen. On remarquera qu’en dehors de la durée du diabète, ces critères sont rarement évoqués sur le « tableau 1 » des grandes études qui forment le corpus de l’evidence-based medicine. On remarquera aussi que l’analyse n’est pas seulement « biomédicale », mais « biopsychosociale ».
L’incertitude en médecine et le danger d’une illusion
Selon l’aphorisme d’Osler, « la médecine est une science fondée sur l’incertitude et un art de la probabilité ». De fait, la pratique médicale tout entière est menée dans un contexte d’incertitude, qu’il s’agisse du diagnostic (un test négatif n’élimine en général pas formellement un diagnostic) ou du choix thérapeutique (certains patients répondent à un traitement et d’autres, non). Cette incertitude est la conséquence de la variabilité des phénomènes vivants et c’est un des buts de l’evidence-based medicine, en ayant recours à de grandes cohortes de patients, de décrire cette variabilité : elle précise la sensibilité et la spécificité des tests diagnostiques, elle indique la réponse des patients aux traitements en donnant, par exemple, le nombre de patients à traiter pour éviter un événement pathologique.
Mais ces données ne sont jamais que des données statistiques et on peut se demander, de manière sans doute provoquante, s’il n’y a pas ici un risque d’illusion. Soyons clairs : quand on dit que tel traitement fait baisser dans une cohorte de patients l’hémoglobine glyquée de 0,5 ± 0,1 % (p < 0,001), cela ne veut évidemment pas dire que lorsqu’il sera administré à un patient donné X, son HbA1c baissera de 0,5 % avec une sécurité d’un sur mille. Dans la cohorte, il y avait des patients où elle a baissé de 3 % et d’autres où elle a augmenté de 1 %. Chez Monsieur X, on ne connaîtra le résultat que lorsqu’on le reverra. Et si le paramètre étudié est un paramètre de « morbi-mortalité », c’est bien plus tard qu’on connaîtra le « résultat » (l’outcome) de l’administration du traitement. Comme l’a écrit en 1935 Einstein dans une lettre à Schrödinger, si on a mis par tirage par pile ou face une pièce de monnaie dans l’une des deux boîtes qu’il a devant lui et qu’on a refermées, il peut certes dire, avant de l’ouvrir, qu’il y a une chance sur deux que la boîte de gauche contienne la pièce : c’est une description statistique de la boîte de gauche. Mais une autre description, complète, de la boîte de gauche est en fait qu’il y a deux mondes possibles distincts : un monde où elle la contient et un autre, où elle est vide, et la seule façon de décider entre les deux mondes est d’ouvrir la boîte.
Ainsi, l’evidence-based medicine s’illusionnerait si, d’une part, elle imaginait dissiper par des statistiques le climat d’incertitude qui prévaut dans toute décision médicale, qui est essentiellement singulière, et si, d’autre part, elle pensait par la production de recommandations éliminer l’inertie clinique. On peut d’ailleurs, ironiquement, remarquer qu’on parle d’inertie clinique par rapport à des recommandations(9) !
Le paradoxe des « recommandations individualisées »
On comprend alors comment on arrive à la nouvelle formulation des recommandations. Il ne s’agit pas d’un oxymore, mais bien d’une nécessité.
En fait, ce qui a pu sembler « radicalement nouveau » dans cette nouvelle manière de rédiger des recommandations n’est jamais que le retour aux principes mêmes d’une evidence-based medicine qui a toujours demandé de prendre en compte, pour guider la décision médicale, non seulement les données de la science, mais aussi les caractéristiques et les préférences du patient, ce que l’on a peut-être eu tendance à oublier – et ce qui a conduit au « désastre » d’ACCORD.
En effet, on peut décrire une filière qui va des grands essais cliniques à la décision clinique(5) :
- dans une première étape, des faits scientifiques ont été produits grâce à des études cliniques portant sur de grandes populations de patients ;
- ensuite, des experts se sont réunis, ont fait une synthèse des faits décrits dans les différentes publications et, sur la base de cette synthèse, ont élaboré des recommandations de bonne pratique ;
- enfin, il s’agit de mettre en œuvre ces recommandations au niveau du soin : mais ici, on se retrouve dans la situation de la rencontre singulière entre le docteur et un patient (figure 1).
Valeur pédagogique des recommandations et réflexivité du médecin
Avec des recommandations individualisées, il s’agit non seulement de réconcilier une médecine des cohortes et celle des individus, mais aussi ce qui ne serait qu’une médecine des maladies et une médecine de la personne. Les recommandations doivent alors surtout être appréciées pour leur valeur essentiellement pédagogique : rappelons ici que le tout premier article utilisant l’expression « evidence-based medicine » a décrit celle-ci comme une nouvelle manière « d’enseigner » la médecine4 aux étudiants en médecine, puis aux médecins qui doivent mettre à jour leurs connaissances au gré des progrès continus de la médecine ou qui se trouvent en présence d’une pathologie qui ne leur est pas familière.
Mais, au-delà de cette acquisition de connaissances à laquelle la lecture des recommandations de bonne pratique peut contribuer, il s’agit, pour le médecin, d’utiliser sa réflexivité, ce que nous avons appelé sa « raison médicale(9) » et que l’on peut définir comme sa capacité d’appréciation générale, véritablement biopsychosociale, du contexte du patient qu’il a en face de lui, afin de lui apporter le soin qui semble le plus approprié, en se rappelant qu’en général, plusieurs attitudes sont possibles : dans ce sens, les nouvelles recommandations du consensus américano-européen sont remarquables en ce qu’elles sont ouvertement « moins algorithmiques que les précédentes » (un algorithme est un mode de résolution de problème dans lequel il y a une unique réponse à une question donnée).
En gros, elles disent : au départ, les mesures hygiénodiététiques et la metformine pour tout le monde. Ensuite, alors que les recommandations de la HAS proposent un arbre décisionnel, donc toujours une démarche algorithmique (figure 4), le consensus américano-européen (figure 5) dit : vous vous débrouillez ; vous essayez de placer le patient que vous avez en face de vous dans l’un parmi plu sieurs scénarios possibles, qui correspond à son contexte, à sa réalité, et c’est le choix du scénario qui vous permettra de décider quelle sera la bi-, puis la trithérapie. En un mot, vous réfléchissez : vous faites appel à votre intelligence.
Cela, c’est ce que l’evidence-based medicine n’aurait jamais dû cesser d’être.
Figure 4. L’arbre décisionnel des recommandations de la HAS. La complexité de cet arbre décisionnel essaie de traduire la diversité des contextes rencontrés.
Figure 5. La démarche du consensus américano-européen. La première étape n’est pas individualisée : mesures hygiénodiététiques et metformine pour tout le monde. Ensuite, le choix de la bithérapie est fait en fonction du contexte. Cette démarche nécessite donc une réflexion de la part du médecin.
Conflit d’intérêt
L’auteur déclare ne pas avoir de conflit d’intérêt dans le cadre de ce texte.
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